vendredi 7 mars 2014

Un conte de la forêt



Ma mère était très belle, mon premier souvenir est celui de son odeur, de sa chaleur, de son flanc tiède et soyeux, de son ventre qui nous nourrissait copieusement mes frères et moi. Seule femelle de la portée j’ai eu droit à quelques égards, il semble que la règle venait de mes parents et mes frères ont peu ou prou pris le pli.

Les premières semaines de mon existence je ne suis pas sortie de la tanière, deuxième ventre maternel. Quelques rais de lumière filtraient pendant la journée, rythmant les tétées, les siestes, plus tard les jeux, et quand l’obscurité envahissait notre gîte nous nous blottissions les uns contre les autres, conscients que ce cycle de lumière et de ténèbres recelait de grands mystères dont nous ne tarderions pas à être instruits.

Mon père n’était pas toujours là mais lorsque nous sommes sortis pour la première fois il était bien présent et guidait nos pas. 


Je découvris alors ce qu’était un arbre, nous logions dans le tronc d’un immense ficus. Notre première sortie était aussi un déménagement ; pour des raisons de sécurité nous devions aller plus haut et par la même occasion apprendre à grimper aux arbres. Mes frères se sont moqués de moi car la descente me posait des problèmes. J’avais tendance à agripper le tronc avec mes griffes et non seulement cela me freinait mais cela me déséquilibrait. Ma mère a compris ce qui se passait et m’a dit de me laisser aller, comme si je marchais sur le sol. J’y suis arrivée mais j’avais l’impression d’être un gros chaton pataud à côté d’elle qui semblait glisser sur l’arbre dans une ondulation d’une élégance folle.


Puis ce fut l’apprentissage de la chasse, repérer le gibier, évaluer les gains et les dangers, et comble de bonheur une totale liberté dans cette forêt que nous apprîmes vite à connaître, à aimer plus qu’à redouter.

Le soir venu nous ne nous faisions pas prier pour remonter dans notre arbre ou un autre, déjà repéré par mes parents quand la chasse nous avait entraînés loin de notre repaire habituel.

Les yeux clos, les sens encore en éveil, j’écoutais la forêt, essayant de repérer sa respiration nocturne ; j’avais envie, parfois, de me mêler à ces galops furtifs, ces halètements, ces hululements…et surtout je voulais voir les étoiles.


Ce fut merveilleux quand nous grimpâmes tous en haut de l’arbre et que nous restâmes, cette nuit d’été, à les observer, minuscules fenêtres brillantes de notre grande maison.

Je ne connaissais pas la peur, ni le froid, ni la faim.


La première, je l’ai ressentie quand nous avons du fuir au plus profond de la forêt ravagée par les flammes. Les démons de la nuit et du feu nous rattrapaient, attisés par un vent violent. Une forte pluie a stoppé net l’incendie mais quand nous sommes retournés vers notre arbre, quel désastre ! Il avait survécu mais la plupart de ses branches, surtout les plus basses, étaient calcinées.

C’est là que nous avons commencé à souffrir de la faim. Mes parents disaient qu’il fallait du temps pour retrouver de quoi nous remplir la panse correctement. La famille s’est divisée en deux, mes frères sont partis avec mon père et je suis restée avec ma mère, c’était provisoire disaient-ils.

Je ne regrette pas cette période. Ma mère, n’ayant que moi à sa charge, était moins inquiète et puis j’attrapais de temps en temps un petit animal qui suffisait à mon repas journalier. Nous pouvions contempler les étoiles presque tous les soirs, ce qui me mettait dans un état de béatitude tel que je m’endormais dès que je rejoignais le creux de mon arbre.

Deux saisons passèrent ainsi et je commençais à me languir de mon père et mes frères. C’est alors que ma mère me raconta une longue histoire, elle me parla de l’homme, le plus grand prédateur de la forêt. Je lui fis remarquer que je n’en avais jamais vu. Elle m'apprit qu’elle était née dans une forêt en lisière des terres cultivées par les humains qui avaient tué toute sa famille, elle a dû son salut à mon père, seul rescapé d’une autre portée, il l’a entraînée dans le centre de l’île et on connaît la suite…



Elle était triste lorsqu’elle évoquait cela mais toujours aussi belle. Elle mentionna d’autres hommes qu’elle avait rencontrés je ne sais comment, elle est restée un peu mystérieuse, et tout particulièrement un qui avait écrit quelque chose à son sujet. Il s’appelait Leconte de Lisle et dans son poème la panthère noire, il la proclamait reine de Java, ce qui ne m’étonne pas !


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