Ma mère était très belle, mon premier souvenir est celui de son odeur, de sa chaleur, de son flanc tiède
et soyeux, de son ventre qui nous nourrissait copieusement mes frères et moi.
Seule femelle de la portée j’ai eu droit à quelques égards, il semble que la
règle venait de mes parents et mes frères ont peu ou prou pris le pli.
Les premières semaines de mon existence je ne suis
pas sortie de la tanière, deuxième ventre maternel. Quelques rais de lumière
filtraient pendant la journée, rythmant les tétées, les siestes, plus tard les
jeux, et quand l’obscurité envahissait notre gîte nous nous blottissions les
uns contre les autres, conscients que ce cycle de lumière et de ténèbres
recelait de grands mystères dont nous ne tarderions pas à être instruits.
Mon père n’était pas toujours là mais lorsque nous
sommes sortis pour la première fois il était bien présent et guidait nos pas.
Je découvris alors ce qu’était un arbre,
nous logions dans le tronc d’un immense ficus. Notre première sortie était aussi
un déménagement ; pour des raisons de sécurité nous devions aller plus
haut et par la même occasion apprendre à grimper aux arbres. Mes frères se sont
moqués de moi car la descente me posait des problèmes. J’avais tendance à
agripper le tronc avec mes griffes et non seulement cela me freinait mais cela
me déséquilibrait. Ma mère a compris ce qui se passait et m’a dit de me laisser
aller, comme si je marchais sur le sol. J’y suis arrivée mais j’avais
l’impression d’être un gros chaton pataud à côté d’elle qui semblait glisser
sur l’arbre dans une ondulation d’une élégance folle.
Puis ce fut l’apprentissage de la chasse, repérer le
gibier, évaluer les gains et les dangers, et comble de bonheur une totale
liberté dans cette forêt que nous apprîmes vite à connaître, à aimer plus qu’à
redouter.
Le soir venu nous ne nous faisions pas prier pour
remonter dans notre arbre ou un autre, déjà repéré par mes parents quand la
chasse nous avait entraînés loin de notre repaire habituel.
Les yeux clos, les sens encore en éveil, j’écoutais
la forêt, essayant de repérer sa respiration nocturne ; j’avais envie,
parfois, de me mêler à ces galops furtifs, ces halètements, ces hululements…et
surtout je voulais voir les étoiles.
Ce fut merveilleux quand nous grimpâmes tous en haut
de l’arbre et que nous restâmes, cette nuit d’été, à les observer, minuscules
fenêtres brillantes de notre grande maison.
Je ne connaissais pas la peur, ni le froid, ni la
faim.
La première, je l’ai ressentie quand nous avons du
fuir au plus profond de la forêt ravagée par les flammes. Les démons de la nuit
et du feu nous rattrapaient, attisés par un vent violent. Une forte pluie a
stoppé net l’incendie mais quand nous sommes retournés vers notre arbre, quel
désastre ! Il avait survécu mais la plupart de ses branches, surtout les
plus basses, étaient calcinées.
C’est là que nous avons
commencé à souffrir de la faim. Mes parents disaient qu’il fallait du temps
pour retrouver de quoi nous remplir la panse correctement. La famille s’est
divisée en deux, mes frères sont partis avec mon père et je suis restée avec ma
mère, c’était provisoire disaient-ils.
Je ne regrette pas cette
période. Ma mère, n’ayant que moi à sa charge, était moins inquiète et puis
j’attrapais de temps en temps un petit animal qui suffisait à mon repas
journalier. Nous pouvions contempler les étoiles presque tous les soirs, ce qui
me mettait dans un état de béatitude tel que je m’endormais dès que je rejoignais le creux de mon arbre.
Deux saisons passèrent ainsi et
je commençais à me languir de mon père et mes frères. C’est alors que ma mère
me raconta une longue histoire, elle me parla de l’homme, le plus grand
prédateur de la forêt. Je lui fis remarquer que je n’en avais jamais vu. Elle m'apprit qu’elle était née dans une forêt en lisière des terres cultivées par
les humains qui avaient tué toute sa famille, elle a dû son salut à mon père,
seul rescapé d’une autre portée, il l’a entraînée dans le centre de l’île et on
connaît la suite…
Elle était triste
lorsqu’elle évoquait cela mais toujours aussi belle. Elle mentionna
d’autres hommes qu’elle avait rencontrés je ne sais comment, elle est restée
un peu mystérieuse, et tout particulièrement un qui avait écrit quelque chose à son
sujet. Il s’appelait Leconte de Lisle et dans son poème la panthère noire,
il la proclamait reine de Java, ce qui ne m’étonne pas !
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