J’ai déjà cité
Boris Vian affirmant que le poète écrit sous le coup de l’inspiration. Il
rajoute qu’il y a des gens à qui les coups ne font rien.
Même dans la douceur de l'automne les bribes d’écriture
esquissées me font rougir de honte et périr d’ennui, alors la pirouette de secours
eh bien c’est Boris !
Il régnait en ce temps-là
Grande pénurie de bûches
Et le baron de Trucmuche
Possédait un bien beau bois
Apprenant cette disette
Il se présente au palais
Et sans tambour ni trompette
Propose au roi sa forêt
Je veux bien qu'on me les coupe
Car il fait vraiment très froid
Je veux bien qu'on me les coupe
Et chacun se réchauffa
Un jour, un tout jeune auteur
Est convoqué fort ému
Chez un célèbre éditeur
Qui lui dit: je vous ai lu
Il y a cinquante pages
De trop dans votre bouquin
Coupez-les, et je m'engage
A vous éditer demain
Je veux bien qu'on me les coupe
Répond l'auteur pris de court
Je veux bien qu'on me les coupe...
Et il eut le Prix Goncourt
Les femmes menaient grand bruit
Dans le harem du Sultan
Celui-ci, furieux, s'écrie:
Qu'on m'amène Abou-Hassan!
Abou-Hassan, écout'moi
Je te nomme Grand Ennuque!
Abou-Hassan le reluque
Et dit: Je ne marche pas
Je veux bien qu'on me les coupe
Si j'accepte ce truc-là
Je veux bien qu'on me les coupe...
Alors, on les lui coupa.
les paroles sont de Boris Vian, la musique de Goraguer
Alain Delon crevait l'écran dans Le guépard et ici dans Rocco et ses frères
Je
n’ai jamais évoqué Jean-Paul Belmondo. L’ironie de la déprogrammation fait qu’Arte
a passé hier au soir Le voleur avec
Belmondo à la place d’Un flic avec
Delon.
La légèreté n'était pas de mise quand la journaliste d'Inter demandait hier au soir
aux auditeurs de dire quel était leur
Belmondo, le nouvelle vague ou l’aventurier,
Michel Poiccard (A bout de souffle)
ou Rocco (100 000 dollars au soleil) ?
Que veut-on avec ce genre de question ? du sensationnel, de la
comparaison, du clivage, de l’intellectuel contre le populaire et j’en passe ?
Les
deux acteurs sacrés monstres ont tourné pour la première fois dans « Sois-belle
et tais-toi ». Le litige a commencé à propos de grosseur de... caractères! « Nous
n’avons que deux petits rôles mais Alain a son nom écrit en plus gros sur l’affiche
de promotion » fait remarquer Belmondo. La fièvre monte sur le tournage de
Borsalino quand la Paramont présente
en gros titre « une production Alain Delon » alors qu’un accord
stipulait qu’aucun nom ne devait faire de l’ombre à l’autre. Le tribunal donne
raison à Belmondo et les deux acteurs deviennent très très amis…mais aucun film
mémorable ne jaillira de cette amitié.
Au
décès d’Alain Delon on entendra certainement les mêmes commentaires, d’un côté
l’acteur « italien » (Visconti, Antonioni, Zurlini…), de l’autre les
rôles de flic ou voyou (Melville, Verneuil, Deray…).
A
propos de tendre voyou un petit épilogue avec Ferdinand taxé d’anarchiste moral et
intellectuel à la sortie de Pierrot le
fou et la jolie ligne de hanche de Marianne.
Ce premier mai
pluvieux, gris et triste invitait au voyage à travers le cinéma américain. J’ai
choisi un film vu et revu…pour Gene Tierney, pour l’histoire, pour la
jubilation que ce film ait échappé à la censure.
Péché mortel (Leave Her to Heaven)
de John M. Stahl m’a propulsée encore une fois dans les délices de la friandise
savourée par avance. La première fois, au CNP Terreaux, j’avais poussé un Oh de ravissement quand l’héroïne baisse son livre
et cela avait fait rire le spectateur derrière moi. Il est vrai qu’ensuite j’ai
essayé de voir tous ses films et elle est sublime, forcément sublime dans Laura,
un autre de mes doudous de cinéma.
Mais aucun n’égale en
noirceur, en folie possessive et meurtrière, son personnage de Péché
mortel. Ce film commence comme un mélo flamboyant en diable et en
beauté et dévie vers le film noir bien noir…
La censure a essayé de supprimer
la scène où elle se laisse choir dans l’escalier et je ne sais comment elle a
été sauvée (la scène) mais il est vrai que cela aurait enlevé un morceau de
choix à l’intrigue.
C’est le premier film en
couleurs de J. M. Stahl, tourné en extérieurs et je désespérais de voir deux de
ses films, Images de la vie et Le secret magnifique. Douglas Sirk
en a fait des remakes; pour le
deuxième il n’a pas changé le titre et l’autre c’est le célèbre Mirage
de la vie. Il a été projeté lors du festival Lumière 2016, version
restaurée…tout ça, Lana Turner flamboyante…c’était la troisième fois que je le
voyais mais je n’étais pas immunisée pour autant et je n’étais pas la seule à
pleurer…Chasse aux trésors fructueuse à la bibliothèque, au silo j'ai pu emprunter le coffret avec les deux secrets...et j'ai réservé Images de la vie.
« Visage d’ange et cœur
de ténèbres ». C’est ainsi que Martin Scorsese décrit la vénéneuse héroïne
de ce film antidote à la grisaille et à l’ennui.
Boris Cyrulnic, dans une
chronique sur France Inter, parlait du guépard,
le film de Visconti et faisait le parallèle entre l’œuvre et la vie du
cinéaste. Il ne mentionne pas qu'il s'agit d'une fidèle adaptation du livre de Lampedusa.
Quand j’ai commencé à le
lire j’avais l’impression que ce n’était pas une première. Puis, au fur et à
mesure que j’avançais dans la lecture je me suis rendu compte que c’étaient les
images du film, vu plusieurs fois, qui se superposaient à l’écriture.
Et ce livre est une
merveille. Visconti, avec tout son talent, ne pouvait rendre cet humour féroce
qui transparait à chaque page mais il a su choisir des acteurs qui débordent de la page.
Quand le prince Salina
fait « sa » demande à don Calogero pour l’union de sa fille, la belle et riche Angelica, avec son
neveu Tancredi (beau prince désargenté), Lampedusa l’imagine déglutissant une couleuvre et le lecteur la voit descendre doucement dans son
gosier…
« Les derniers petits
os de la couleuvre avaient été plus écœurants que prévus ; mais en fin de
compte eux aussi avaient été avalés. »
A partir de là les images
se sont inversées, je ne voyais plus celles du film tellement le livre est
évocateur…dans le chapitre du bal on se les représente, suspendues aux lustres, ces jeunes filles raillées par le Prince…« la
fréquence des mariages entre cousins, dictés par la paresse sexuelle et les
calculs terriens, la rareté de protéines dans l’alimentation aggravée par
l’abondance d’amidon, le manque total d’air frais et de mouvement, avaient
rempli les salons d’une foule de jeunes filles incroyablement petites,
invraisemblablement olivâtres, insupportablement gazouillantes…il lui semblait
être le gardien d’un jardin zoologique en train de surveiller une centaine de
jeunes guenons : il s’attendait à les voir tout à coup grimper aux lustres… »
Dans le bal final, dans la
riche maison des Ponteleone, la mauvaise humeur de Don Fabrizio s’en prend au
mobilier vieillot, aux miroirs ternis, à ces catacombes…et sa lucidité sur le
déclin d’un monde, de son monde, font immédiatement penser au bal du temps retrouvé chez la princesse de
Guermantes, ex mère Verdurin. Ici
celui qui va monter, qui est déjà bien haut c’est don Calogero que la famille Salina a
fait inviter au bal puisque père d’Angelica ; la présence de cette
dernière c’est un peu l’ultime revanche du prince, l’irruption de la beauté et
d’un sang nouveau chez ces gens « qui composaient le monde, toujours les mêmes, ne se lassaient pas de se rencontrer,
pour se féliciter d’exister encore ».
Il retrouve sa jeunesse le
temps d’une valse avec Angelica, « à chaque tour une année tombait de ses
épaules » ; mais le prélude et le final sont teintés par l’évocation
de la mort. En partant au bal la calèche croise un prêtre portant un calice et
le Saint Sacrement. Sa mélancolie, réapparue après la danse avec sa future
nièce,fait dire à son neveu
Tancredi : Mais qu’est-ce-que tu
regardes ? Tu courtises la mort ? Le prince rentre seul, les rues
commencent à s’animer mais il reste quelques étoiles, grand réconfort de Don
Fabrizio, en particulier Vénuset il
imagine le rendez-vous moins éphémère qu’ellepourrait lui donner.
Sa passion pour
l’astronomie est un peu l’antidote à l’emprise de la religion, le roman
commence par la récitation (quotidienne) du Rosaire. Après la mort de Don
Fabrizio ses trois filles, vieilles, bigotes, ont fait une grande collection de
reliques exposées dans la chapelle du palais. Le cardinal de Palerme, après
expertise, en a certifié cinq et les demoiselles Salina, en colère, doivent
avaler cette couleuvre qui aurait certainement étouffé leur père pour d’autres
raisons.
Le prince sicilien
Giuseppe Tomasi Di Lampedusa est mort juste après avoir écrit ce roman. Dans
une lettre envoyée, avec le manuscrit, à son ami Enrico Merlo, il précise
« Il est superflu de te dire que le prince de Salina est le prince de
Lampedusa, Giulio Fabrizio, mon arrière-grand-père : tout est vrai :
sa taille, les mathématiques, sa fausse violence, son scepticisme,sa femme, sa mère allemande, son refus d’être
sénateur. » Voici la dernière phrase :
Je
crois que l’ensemble ne manque pas d’une poésie mélancolique particulière
Quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres,
après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus
immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent
encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la
ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque
impalpable, l’édifice immense du souvenir. Marcel Proust
Hier j’ai voulu faire un pâté aux
pommes inspiré de ma grand-mère… quel ne fût pas mon étonnement en cherchant si
une recette existait sur Internet de découvrir qu’on mentionnait le pâté forézien appelé aussi celui de
la batteuse… je le dégustais, je devrais dire le dévorais
exclusivement les jours où on battait le blé, seul moment où il y avait de
grandes tablées dans la petite ferme de mes grands-parents. J’attendais avec
impatience le dessert, ce pâté doré, étonnée que cette chose délicieuse
contienne du saindoux quand ma grand-mère m’a montré les restes de graisse qu’elle
mettait dans la pâte.
J’étais carrément éberluée quand j’ai lu qu’on pouvait trouver aussi la variante à l’ancienne avec le saindoux…
J'imagine que quelqu’un a du
poster sur le net des souvenirs de son pâté, de son origine (la région, la
batteuse…), peut-être qu’il s’agit d’une payse
mais cela ne fait que renforcer cette impression que les souvenirs peuvent
se diluer dans d’autres et le mélangene
donne parfois qu’une sauce insipide.
Je suis liée à ce pâté dans
l’histoire familiale… j’étais dans les bras de mon père (ou ma mère) et j’ai
arraché violemment à un enfant à ma hauteur ce qui
ressemblait à ma madeleine… qui n’est pas le chausson aux pommes je précise car
il n’a rien de feuilleté à part les couches de la mémoire.
Celui d’hier n’est pas mauvais et
je vais en porter un morceau à ma mère que je n’ai pas vue depuis plusieurs
mois… cette tranche de souvenir nous aidera à oublier que je ne peux la voir
chez elle mais dans un lieu protocole
de sa résidence…
Quand j’ai fait ce dessert il y a
plusieurs années j’avais glané çà et là des éléments pour le réaliser. Internet
donne les recettes oubliées et recolle même les morceaux de souvenirs épars qui
sont resservis avant qu’on le désire… c’est la frustration à l’envers. Plus besoin
de faire le parcours parfois tortueux mais si agréable quand un petit caillou
ramassé sur le chemin soulève un flot de
souvenirs, un Peter pan de la mémoire…