dimanche 14 mars 2021

Fin de bal

Boris Cyrulnic, dans une chronique sur France Inter, parlait du guépard, le film de Visconti et faisait le parallèle entre l’œuvre et la vie du cinéaste. Il ne mentionne pas qu'il s'agit d'une fidèle adaptation du livre de Lampedusa.

Quand j’ai commencé à le lire j’avais l’impression que ce n’était pas une première. Puis, au fur et à mesure que j’avançais dans la lecture je me suis rendu compte que c’étaient les images du film, vu plusieurs fois, qui se superposaient à l’écriture.

Et ce livre est une merveille. Visconti, avec tout son talent, ne pouvait rendre cet humour féroce qui transparait à chaque page mais il a su choisir des acteurs qui débordent de la page.

Quand le prince Salina fait « sa » demande à don Calogero pour l’union de sa fille, la belle et riche Angelica, avec son neveu Tancredi (beau prince désargenté), Lampedusa l’imagine déglutissant une couleuvre et le lecteur la voit descendre doucement dans son gosier…

« Les derniers petits os de la couleuvre avaient été plus écœurants que prévus ; mais en fin de compte eux aussi avaient été avalés. »

A partir de là les images se sont inversées, je ne voyais plus celles du film tellement le livre est évocateur…dans le chapitre du bal on se les représente, suspendues aux lustres, ces jeunes filles raillées par le Prince…« la fréquence des mariages entre cousins, dictés par la paresse sexuelle et les calculs terriens, la rareté de protéines dans l’alimentation aggravée par l’abondance d’amidon, le manque total d’air frais et de mouvement, avaient rempli les salons d’une foule de jeunes filles incroyablement petites, invraisemblablement olivâtres, insupportablement gazouillantes…il lui semblait être le gardien d’un jardin zoologique en train de surveiller une centaine de jeunes guenons : il s’attendait à les voir tout à coup grimper aux lustres… »

Dans le bal final, dans la riche maison des Ponteleone, la mauvaise humeur de Don Fabrizio s’en prend au mobilier vieillot, aux miroirs ternis, à ces catacombes…et sa lucidité sur le déclin d’un monde, de son monde, font immédiatement penser au bal du temps retrouvé chez la princesse de Guermantes, ex mère Verdurin. Ici celui qui va monter, qui est déjà bien haut c’est don Calogero que la famille Salina a fait inviter au bal puisque père d’Angelica ; la présence de cette dernière c’est un peu l’ultime revanche du prince, l’irruption de la beauté et d’un sang nouveau chez ces gens « qui composaient le monde, toujours les mêmes, ne se lassaient pas de se rencontrer, pour se féliciter d’exister encore ».

Il retrouve sa jeunesse le temps d’une valse avec Angelica, « à chaque tour une année tombait de ses épaules » ; mais le prélude et le final sont teintés par l’évocation de la mort. En partant au bal la calèche croise un prêtre portant un calice et le Saint Sacrement. Sa mélancolie, réapparue après la danse avec sa future nièce, fait dire à son neveu Tancredi : Mais qu’est-ce-que tu regardes ? Tu courtises la mort ? Le prince rentre seul, les rues commencent à s’animer mais il reste quelques étoiles, grand réconfort de Don Fabrizio, en particulier Vénus  et il imagine le rendez-vous moins éphémère qu’elle  pourrait lui donner.

Sa passion pour l’astronomie est un peu l’antidote à l’emprise de la religion, le roman commence par la récitation (quotidienne) du Rosaire. Après la mort de Don Fabrizio ses trois filles, vieilles, bigotes, ont fait une grande collection de reliques exposées dans la chapelle du palais. Le cardinal de Palerme, après expertise, en a certifié cinq et les demoiselles Salina, en colère, doivent avaler cette couleuvre qui aurait certainement étouffé leur père pour d’autres raisons.

Le prince sicilien Giuseppe Tomasi Di Lampedusa est mort juste après avoir écrit ce roman. Dans une lettre envoyée, avec le manuscrit, à son ami Enrico Merlo, il précise « Il est superflu de te dire que le prince de Salina est le prince de Lampedusa, Giulio Fabrizio, mon arrière-grand-père : tout est vrai : sa taille, les mathématiques, sa fausse violence, son scepticisme,  sa femme, sa mère allemande, son refus d’être sénateur. » Voici la dernière phrase :

Je crois que l’ensemble ne manque pas d’une poésie mélancolique particulière